1-Bernard : je te remercie d’avoir surmonté ta modestie bien connue et d’avoir accepté de me consacrer pour cet interview des moments que l’on te sait précieux, notamment quand l’on sait bien comme nous le temps fou que tu passes à t’amuser à faire fonctionner et améliorer certain site que nous connaissons bien aussi. Rassure-toi, il n’y a qu’une trentaine de questions…
Yvon : tu me connais bien et tu sais à quel point j'adore me trouver des occupations multiples pour ensuite râler que je manque de temps. C'est donc avec grand plaisir que je réponds à ta montagne de questions.
2-Bernard : pour commencer et pour les rares lecteurs qui ne te connaitraient pas, peux-tu t’auto-présenter (en un texte bref, merci, pas plus de trois à vingt-sept pages)
Yvon : je crois que l'on peut dire que je suis un passionné qui ne sait pas faire les choses superficiellement. Si je me lance dans une activité quelle qu'elle soit, j'ai besoin de m'y consacrer pleinement, de comprendre et de faire les choses le plus parfaitement possible. Heureusement, je suis besogneux, plutôt persévérant et j'adore apprendre. Ceci m'aide beaucoup dans le traitement de ma pathologie.
Pour en venir au contexte photographique qui est l'objet de cet entretien, je dois dire que j'ai toujours été attiré par l'image. Gamin, je dessinais beaucoup. J'aimais crayonner et j'avais quelques facilités pour ça. À l'époque, j'aurais adoré développer cette faculté et je rêvais de trouver un métier dans le dessin. Finalement, grâce à la clairvoyance de ma mère qui pensait que le dessin n'était pas un « bon métier », j'ai gagné ma vie en me passionnant pour l'informatique jusqu'à ma retraite. Cette vie professionnelle prenante reste peu compatible avec le dessin qui nécessite un minimum de temps et d'assiduité. C'est ainsi que la photographie est venue étancher ma soif d'images. C'est tout de même plus facile et plus rapide d'appuyer sur le déclencheur que de croquer un paysage ou un portrait avec un crayon.
Bien sûr, comme je ne sais pas faire autrement, je me suis lancé à fond, j'ai lu, potassé, testé, etc. On ne se refait pas.
3-Bernard : tu es venu très jeune à la photo et tu l’as pratiquée intensément, sous tous ses aspects, jusqu’au développement et tirage couleur. Tu peux nous en dire plus (là aussi, essaie de ne pas dépasser les trente pages) ?
Yvon : tout jeune, j'ai été confronté au tirage photo dans un camp de vacances dans le cadre d'un atelier de développement. La magie de l'image qui apparaît sur le papier vierge que l'on plonge dans le révélateur m'a fasciné. Rien que pour ça, j'avais envie de tirer mes propres images. Ensuite, mes lectures sur la photo évoquaient souvent le complément du labo comme une nécessité sans parler des photographes de renom qui parfois tiraient eux-mêmes ou vantaient les mérites de « leur tireur ».
Élevé à ce biberon-là, je ne pouvais pas imaginer limiter la photo à la seule prise de vue. Il était impératif que je fasse les tirages moi-même en monopolisant dans un premier temps la salle de bain des week-ends entiers. D'ailleurs, je bravais le danger avec un agrandisseur branché sur le 220 volts, posé sur une planche au-dessus de la baignoire pleine d'eau pour rincer les tirages. Très vite, j'ai aménagé un vrai petit labo bien plus confortable pour tout le monde et surtout sans risque électrique. J'usais mes yeux aux lampes inactiniques, mais je me régalais à sortir le meilleur de ce que contenait les négatifs, à peaufiner les tirages en révélant les nuages d'un ciel trop lumineux, en débouchant une ombre trop dense et en jouant sur les contrastes. Les premières années, je me limitais au noir et blanc et évitais la couleur très exigeante avec le respect strict des températures. En réalité, je mourrais d'envie de tâter la polychromie et me suis finalement offert une magnifique développeuse à tambour rotatif régulant les bains au 1/10e de degrés. Une raison de plus de passer des heures au labo en jouant désormais avec le filtrage des couleurs en plus du reste.
Vous l'avez compris, pour moi, déclencher et traiter ensuite l'image sont liés. Cela dit, je me limite dans mes opérations et m'attache à rester fidèle au sujet et à l'instant. Autant j'aime renforcer une image pour qu'elle exprime toute sa richesse, autant je rechigne à la transformer et changer son expression initiale. Je comprends que d'autres adorent ça, mais ce n'est pas mon truc. D'ailleurs, je maîtrise très mal ces techniques.
Pour finir sur ce thème, soyons clairs, tirer soi-même ses images ne se justifiait absolument pas économiquement, surtout face aux tarifs des labos pour amateurs de l'époque. En revanche, la qualité des résultats était incomparable, sans parler du plaisir d'avoir fait, de bout en bout, aux petits oignons, l'image que l'on imagine.
4-Bernard : comment as-tu vécu la révolution photo de ces quinze dernières années, l’émergence puis la suprématie absolue de la photo numérique ?
Yvon : au tout début, à l'époque des Sony Mavica donnant des images pixelisées pour un prix stratosphérique, comme tout le monde, je suivais ça de loin. Les scanners à plat coûtaient un bras et les imprimantes ne valaient pas tripette face à un bon tirage.
J'ai commencé à changer de regard avec l'arrivée du Canon Powershot G1, ses 3 millions de pixels et des imprimantes A4 à jet d'encre qualité photo accessibles. Dans le même temps, les scanners à plat (et à diapos) devenaient achetables et ils étaient livrés avec un logiciel de retouche. À ce moment, tout le monde a compris que le virage était amorcé. Le mariage de l'informatique et de la photo, pour moi qui tâtais des deux, j'avais tout pour être heureux.
À l'arrivée du premier reflex abordable en monture Canon EF, l'EOS D30 (3M pixels) j'ai craqué et cassé ma tirelire. Quel régal d'utiliser les objectifs de mes reflex argentiques sur un boîtier numérique. En rentrant, quel plaisir d'afficher sans attendre les photos sur l’ordinateur, de les traiter en trois clics de souris et de les imprimer immédiatement. Les avantages du reflex argentique, du Polaroid et du labo en pleine lumière devant l'écran.
Comme beaucoup, j'ai cassé et cassé encore ma tirelire tous les 2 ans (parfois moins) pour suivre la course effrénée des pixels des capteurs et des performances des boîtiers. Petit à petit, j'ai délaissé mon labo, ses produits, son obscurité, ses contraintes pour le confort de l'ordinateur. Comme nous tous, j'ai béni la fin de l'achat des films pour m'offrir des disques durs, des écrans haute performance, des imprimantes A3 photo, des encres, des mises à jour de logiciels, etc. Finalement, avec le recul, j'ai trouvé cette période exaltante. J'ai adoré l'argentique, l'odeur des produits chimiques dans le labo et les week-ends de développement, mais je n'en suis pas nostalgique et je ne regrette pas cette période.
Je m'éclate avec le numérique. Il faut vivre avec son temps !